Camp des Milles : Hans Bellmer, Max Ernst, Werner Laves, les nouvelles découvertes des philatélistes aixois
- Écrit par Paire alain
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Couverture du Cahier d'Art Max Ernst, 1937
Il y eut d'abord, en mars 2012, rue du Puits Neuf, l'exposition Hans Bellmer et les peintres inconnus du camp des Milles qui fut composée avec quelques-unes des trouvailles des philatélistes aixois : cet événement rencontra son public, suscita des émissions de télévision régionale ainsi que des articles dans la presse nationale, dans Le Monde et dans Libération. En juin 2012, Guy Marchot publiait à l'initiative d'Yvon Romero, le président de l'Association Philatélique du Pays d'Aix, un livre riche de documents et de renseignements inédits, Les Lettres des internés du Camp des Milles, 1939-1942. Ce livre a trouvé ses lecteurs dans la proche région et dans l'hexagone, sa seconde édition s'effectua quelques mois plus tard.
Dans cet ouvrage, parmi les courriers et les affranchissements commentés par les philatélistes, on découvre les reproductions de plusieurs dessins exécutés par des artistes internés dans l'ancienne tuilerie. Dans le sillage du Diable en France, l'incontournable récit du romancier Lion Feutchwanger, les oeuvres exhumées par les philatélistes aixois donnent à voir le début des années sombres du camp des Milles. A côté de Max Ernst et d'Hans Bellmer, des pièces significatives et des noms beaucoup moins familiers comme ceux d'Olaf Christiansen et de Jupp Winter sont à présent situables.
En septembre-octobre 2012, des portes inattendues se sont ouvertes, Guy Marchot et Yvon Romero ont rencontré des personnes qui leur ont montré des témoignages jusqu'à présent ignorés par les chercheurs : deux carnets de dessins révélateurs de la vie quotidienne au camp des Milles, un autographe de Max Ernst ainsi que des oeuvres d'Hans Bellmer viennent préciser et nuancer nos connaissances. En dépit des duretés et des dangers de la détention, plusieurs indices confirment qu'à la différence de l'administration de l'Etat qui les surplombait, certains des responsables des Milles firent pour partie preuve de souplesse et de compréhension, vis à vis d'une poignée d'internés : au coeur de multiples contradictions et dans un contexte profondément anxiogène, on peut apprécier la prise de distance, la capacité de refus et l'inventivité de plusieurs artistes, pendant les derniers mois de 1939.
Il est trop tôt pour arrimer de nouvelles conclusions à propos de l'étonnante vie culturelle dont l'ancienne Tuilerie fut involontairement le réceptacle. Certains artistes dont on retrouve les travaux ne sont pas parfaitement identifiés, leurs parcours et leurs biographies vont susciter des recherches. Cet article donne simplement la primeur d'une bonne nouvelle : soixante-dix ans après l'ouverture du camp des Milles, des documents fraîchement découverts approfondissent notre regard à propos d'un chapitre longtemps occulté de l'histoire de France.

Portrait du capitaine Poinas, par Hans Bellmer (source privée).
Grâce aux libéralités de la direction du camp, Hans Bellmer et Max Ernst pouvaient s'isoler et tenter de reprendre le fil de leurs créations personnelles : ils utilisaient un réduit tout à fait sommaire, l'intérieur sans fenêtres de l'un des grands fours de la tuilerie. Cinq jours avant que Bellmer ne compose le portrait du Capitaine Poinas, Max Ernst était libéré grâce aux démarches de Paul Eluard qui avait adressé une lettre auprès d'Albert Sarraut, le ministre de l'Intérieur du gouvernement Daladier. Max Ernst, dont le comportement à l'intérieur du camp fut extrêmement discret, semble avoir entretenu de bonnes relations avec le capitaine Poinas dont la physionomie et la biographie personnelle - dans la vie civile, c'était un soyeux lyonnais, il avait suivi des cours d'art dramatique pendant sa jeunesse - ne lui rappelaient pas sa rencontre antérieure avec un officier foncièrement détestable, le responsable du camp de Largentière en Ardèche.

Le peu de choses qu'un interné pouvait garder avec lui n'était jamais énorme. Pour sa part, Bellmer refusait de se séparer des Poèmes de Rimbaud, ainsi qu'un recueil de Baudelaire dont il aimait réciter La Charogne. Parmi les menues choses que Max Ernst avait pris soin d'emmener aux Milles, il y avait le très beau numéro avec couverture bleue des Cahiers d'Art qui fut publié en 1937 ; son dessin de couverture anticipe curieusement sur les figures sculptées qu'Ernst réalisa sur les murs de sa maison de Saint Martin d'Ardèche. Cette publication de Christian Zervos retraçait le parcours d'Ernst de 1918 à 1936, Werner Spiess a coutume de rappeler qu'il s'agit de la première grande monographie qui lui fut consacrée. Max Ernst accepta de se défaire de cette revue qui lui tenait à coeur et qui n'était pas une simple carte de visite. Sur la page de garde du trimestriel, il rédigea une dédicace pleine d'autodérision : "Au capitaine Poinas et au souvenir du camp des Milles et de Max Ernst qui s'y trouve comme un sphinx au milieu d'une écurie, Les Milles le 8 décembre 1939".

Dessin d'Hans Engel (source privée).

Dessin d'Hans Engel (source privée).
Un second carnet, la dernière trouvaille de ce corpus réunit les aquarelles d'un peintre allemand qui vivait depuis 1933 sur les abords des pentes et des grands virages de la route du Tholonet, dans la maison Maria, implantée près du Château Noir. Werner Laves avait choisi de quitter Berlin où il avait fait ses études. Né en juillet 1902, Werner était un proche ami du peintre et lithographe Léo Marchutz (1903-1976) dont il fut le témoin le 31 décembre 1934, lors de son premier mariage avec Anne Krauss. Léo Marchutz était depuis déja deux ans un locataire du Château-Noir, lorsque Laves décida de poursuivre sa carrière de peintre dans la lumière du territoire où travaillait autrefois Cézanne.

Les recherches actuellement menées par le fils de Léo, Anthony Marchutz, permettent de retracer le développement du jeune phalanstère de peintres et d'intellectuels allemands qui avaient choisi de vivre sur la route du Tholonet, grâce à la gentillesse et l'hospitalité du propriétaire de Château-Noir, Joël Tessier. Leo Marchutz, Werner Laves ainsi qu'un troisième peintre, Frédéric Natanson recevaient pendant l'entre-deux guerres les fréquentes visites du romancier et journaliste Erich Noth ainsi que l'historien d'art John Rewald qui achevait la rédaction de sa thèse à propos de Cézanne et de Zola. Ces artistes vivaient avec les moyens du bord : ils avaient construit dans la proximité de leur habitation de bien modestes cabanes afin d'élever des poules, des canards et des lapins. Il arrivait que Rewald vende des toiles de Marchutz et de Laves à un marchand londonien, ce n'était malheureusement pas la ressource majeure de ces peintres qui vivaient principalement de la vente des oeufs ou bien de l'abattage des bêtes. En dépit de la précarité de leur vie quotidienne, la proximité du Château Noir et la débrouillardise avaient engendré l'affectueux désordre d'une manière de centre intellectuel, un espace parfaitement marginal qui favorisa d'intenses échanges intellectuels autour de la peinture de Cézanne. John Rewald, mais aussi bien ces grand savants que furent Lionello Venturi (1885-1961) et Fritz Novotny (1903-1983), tenaient en grande estime Léo Marchutz qu'ils consultaient et fréquentaient volontiers : sa connaissance et son regard sur l'oeuvre de Cézanne étaient infiniment précieux.

Werner Laves, à gauche, Le Tholonet, 1936 (archives héritiers Léo Marchutz).
Moins savant en matière d'histoire de l'art que Marchutz, mais tout aussi fervent, Werner Lawes, comme nous le montrent plusieurs photographies prises dans les abords du Château Noir, relevait directement de cette sociabilité de l'entre-deux guerres. Sa fiancée de cette époque de l'avant-guerre s'appelle Margot Frieters. Cette photographe l'avait rejoint au Tholonet après avoir été contrainte de quitter Rome pendant l'été de 1938 : Margot Frieters avait projeté d'éditer avec l'écrivain Ernst Erich Noth un album de photographies d'Aix-en-Provence qu'il faudrait retrouver et reconstituer. Avec Frédéric Natanson et Léo Marchutz, au lendemain de la déclaration de guerre, Werner Laves connut le triste privilège de répondre aux premières convocations adressées aux ressortissants allemands et autrichiens qui vivaient en Provence : il fut l'un des premiers internés du camp des Milles. Le carnet d'aquarelles qu'il offrit au capitaine Poinas lorsqu'il quitta les Milles procède d'une étonnante fraîcheur d'inspiration.

On vit quelque chose comme un été indien, on s'approche d'une plus fine lumière d'hiver. Les internés ne sont pas emmurés dans leur camp, on n'aperçoit pas l'intérieur de la tuilerie. Werner Laves est un peintre de plein air, l'aquarelle est une technique infiniment complexe qui demande, lorsqu'on a du talent, beaucoup d'acuité, un rythme enlevé ainsi qu'une totale absence de repentir. Cet homme a beaucoup appris chaque fois qu'il songeait à la leçon de Cézanne : il vit dans l'impitoyable dénuement du camp et continue pourtant de porter avec lui le meilleur de son existence antérieure. Les vêtements des prisonniers ne sont pas forcément pauvres, certains internés portent des costumes ou des chapeaux qui dénotent une réelle élégance : les personnes qu'on aperçoit sur ses aquarelles maintiennent dans leur vie quotidienne une frappante noblesse d'allure. Ils conversent entre eux, ils luttent contre l'angoisse et contre l'ennui. La lumière du Midi les habite : il arrive que par la grâce du pinceau et de l'aquarelle, ils puissent échapper à l'absurdité du moment qui les réunit.
Aquarelle de Werner Laves (source privée).
Werner Laves vit depuis déja sept ans dans l'inconfort des abords du Château Noir, la précarité du camp des Milles ne l'affecte pas outre-mesure. Il combat à sa manière l'asservissement des corps et des consciences décrété par la Troisième République qui le considère comme un "ennemi potentiel". Plus tard, il retournera vivre en Allemagne, on aperçoit certaines de ses toiles et de ses gravures de l'après-guerre dans les sites de ventes aux enchères. Ce peintre continua de correspondre avec Léo Marchutz qui revint pour sa part dans sa campagne du Château-Noir : Léo est enterré dans le petit cimetière du Tholonet où l'on peut aussi retrouver la tombe d'André et de Rose Masson. Werner Laves faisait partie des êtres anonymes et pour ainsi dire "invisibles" qui furent contraints de fréquenter le camp des Milles. Ses peintures attestent qu'il voyagea en Allemagne, en Normandie ou bien à Ibiza. Werner Laves mourut à Berlin, en avril 1972.
Alain Paire