Vincent Bebert, le motif et l'émotion
- Écrit par Paire alain
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Bouleau, 2012, encre sur papier, 61 x 46 cm.
Il y a un emportement immédiatement sensible dans les tableaux de Vincent Bebert, et l’on songe un instant, mais dans un tout autre contexte, aux mots de Mallarmé parlant, à propos de Manet, de « la furie qui le ruait sur la toile vide, confusément, comme si jamais il n’avait peint ». Un tout autre contexte parce qu’en l’occurrence cette furie a lieu dans la nature, sur le motif, et non dans l’atelier où l’on peut penser que, tout au contraire, l’artiste revient sur ce qu’il a fougueusement fait dehors, réfléchit et, au besoin, corrige. Le regard que Vincent Bebert porte sur le monde n’a rien de contemplatif, il semble même que les arbres, les montagnes, le ciel, soient vécus par lui – à cause de leur immensité même – comme autant de défis ou de provocations auxquels l’art se doit de répondre, quelque débile et dérisoire qu’il puisse paraître en face d’eux. On le devine en voyant le peintre se plaire à photographier, posées dans un pré, plusieurs grandes toiles montrant un arbre derrière lesquelles apparaissent de « vrais » arbres et le « vrai » ciel, comme si nous étions invités, avec une naïveté confondante, à faire la comparaison, à vérifier si oui ou non les images tiennent (ou, plus familièrement : tiennent le coup) face à la réalité, dans la réalité.
Par un mouvement naturel, il en résulte que le peintre aura tendance à privilégier de grands formats ou, pour le dire autrement, que les formats des toiles lui paraîtront toujours, en un sens, trop petits ; on pourrait noter ici qu’avec ses grands Nymphéas exposés au musée de l’Orangerie, Monet semble avoir éprouvé la même tentation d’une sorte de mise en parallèle de l’œuvre et de la nature, le même besoin de se perdre dans l’une et l’autre, en même temps, le même vertige. D’où aussi l’idée de joindre plusieurs tableaux pour composer des diptyques ou triptyques qui évoquent vaguement ces panoramas photographiques que l’on trouve en haute montagne, dans certains points de vue aménagés, pour désigner précisément aux randonneurs les sommets qu’ils découvrent devant et autour d’eux. Sauf qu’ici, il ne s’agit pas de nommer en se tenant au loin, mais de s’approcher au plus près et de saisir, d’embrasser quelque chose du motif, de s’associer à ce qui le pousse et le fait être. Dans une telle recherche, le mot « motif » retrouve d’ailleurs tout son sens : il est ce qui meut, met en mouvement, pas seulement ce que l’on regarde. Sans même l’avoir jamais vu, on n’imagine pas un instant Vincent Bebert assis immobile, le pinceau à la main, devant un chevalet, comme on voit tant de paysagistes sur des photographies anciennes, et de fait, on apprend sans surprise qu’il bouge beaucoup autour de sa toile, laquelle est souvent posée à même le sol, et pour ainsi dire l’« attaque » sous différents angles.

Grand diptyque bavarois, 2014, huile sur toile, 130 x 324 cm

Sous-Dine (Haute-Savoie), 2014, huile sur toile, 38 x 55 cm.
D’autre part, cette attitude face au motif implique une exécution rapide. Ce qu’il importe de saisir n’est pas seulement de l’ordre du visible ou de l’observable, sans pour autant être étranger au « spectacle » de la nature, dont la présence demeure nécessaire, on l’a dit, mais comme manifestation de ce qui l’anime en profondeur davantage que pour elle-même et pour ses charmes propres. De sorte que le rendu précis de tel ou tel détail, de tel ou tel aspect, quelque beau fût-il, nuirait à la recherche, qui porte toute sur une émotion élémentaire, au sens bachelardien du terme, sur l’intuition d’une énergie singulière que le peintre perçoit et se propose de restituer, de faire sentir presque directement (cette question de la transmission n’est d’ailleurs pas académique : il est certain que la façon de voir un tableau varie et doit varier selon son style : qu’on le veuille ou non, on ne regarde pas un tableau de Mondrian comme un tableau de Munch, ni même un tableau de Munch comme un tableau impressionniste, le « temps » et la qualité d’attention que chacun exige diffèrent). Comme pour le mot « motif », il faut rappeler ici que le mot « émotion » renvoie étymologiquement à une notion de mouvement : l’émotion est ce qui à proprement parler « remue ».